« Carrefour » et carrefour : du bon usage des mots

Réflexions du poète Michel Capmal, habitant du xxe  :

Tout en sachant à quel point les mots et le langage sont piégés, j’aimerais avancer quelques remarques et propositions. Je commencerai par le mot Carrefour. On est bien d’accord, celui-ci n’est pas non plus la propriété exclusive d’une multinationale qui l’a transformé en « enseigne », mise en rivalité avec d’autres enseignes, pour l’accaparement d’un territoire urbain devenant zone marchande au seul profit de l’une d’entre elles, et donc de la grande distribution et du lobby agro-alimentaire. Le monde et la vie ne sont pas une marchandise. Une telle phrase, même galvaudée, n’exprime-t-elle pas le commun dénominateur aux résistances diverses et multiformes apparues dans le quartier Gambetta-Saint-Fargeau, et ailleurs. Résistances contre quoi, dans le fond ? Contre tout ce qui entrave le développement humain ; aussi bien individuel que collectif. Développement humain qui ne peut s’évaluer en termes de croissance économique ; surtout selon les critères de rentabilité de l’économie dite mondialisée.

Des personnes se rencontrent, se parlent, se concertent et s’associent, et c’est déjà une petite victoire sur le couvre-feu établi, sur l’empêchement de s’exprimer selon une vue d’ensemble ou d’un esprit de synthèse. C’est devenu d’une évidence aveuglante que le local et le global sont plus que jamais en relation directe. Et que les révoltes locales peuvent avoir une incontestable efficacité pour l’amélioration des conditions concrètes d’existence.

La fronde contre le Carrefour-Market projeté au 94 avenue Gambetta détient une réelle dimension culturelle, dans le meilleur sens du terme. Dans le sens aussi bien éthique, esthétique, spirituel, social, politique. Dans tous les aspects de ce qui constitue la vraie vie humaine quand elle n’est pas mutilée, morcelée, aliénée. Et tous ces aspects sont déjà contenus dans le seul refus de l’implantation de ce super-marché. Un refus conscient et déterminé devant l’absurdité et les nuisances prévisibles d’une telle décision sur laquelle la population concernée n’a eu aucune prise. Cette dimension culturelle étant à la fois comme le soubassement et aussi la perspective de cette contestation, de cette lutte menée au jour le jour, principalement sur le plan juridique. Action militante qui a pu dénoncer l’inévitable opacité, toujours rencontrée dans de telles opérations, suivies des boniments et enfumages que l’on connaît trop bien. Et du coup, ce sont les vrais besoins de la population, dans toutes ses composantes, qui reviennent au premier plan. Les vrais besoins, selon tous les aspects déjà évoqués. Une population qui, malgré le cynisme des décideurs, n’est pas encore devenue définitivement et aveuglément consommatrice ; surtout d’alimentation industrielle, et malgré le matraquage publicitaire permanent. Une population qui refuse d’être traitée en populace, ou encore en une masse hébétée pour laquelle une étude de marché suffirait à obtenir son assentiment et son silence.

Mais « les vrais besoins » qu’est-ce à dire ? A moins d’avoir la prétention d’un technocrate gestionnaire ou d’un commissaire du peuple de l’époque stalinienne, on conviendra que c’est à chacun de répondre. La réponse aura d’autant plus de justesse que la personne sera sur le chemin de la connaissance de soi. Nous savons bien cependant, que les industries de la publicité et des produits alimentaires ont réussi à dénaturer le goût du boire et du manger ; sans parler de tout ce qui nous enferme dans un espace-temps artificiel, avec l’appauvrissement du langage et le conditionnement de la vie sociale dont on voudrait nous persuader qu’elle se suffit à ce boire et à ce manger, agrémentés de quelques divertissements de mauvaise qualité.

Pour faire court, et en supposant que l’on tire sur le bon fil conducteur à partir duquel se déroule toute la pelote conduisant jusqu’aux intrications financières et aux idéologies prédatrices qui les animent, un Carrefour-Market peut être vu, sans trop d’exagération ou d’extrapolation, comme un concentré ou un résumé du modèle de société contemporain qui doit être refusé et dépassé. Modèle mortifère de standardisation nous amenant vers le hors-sol, vers une irréalité permanente sous la dictature d’un productivisme délirant. Lorsque, par exemple, nous achetons un morceau de poisson ou de viande en barquette, faisons-nous le lien avec l’animal vivant, avec sa souffrance, le travail des éleveurs et de tous les exploitants agricoles avec leurs difficultés grandissantes, et la désertification des campagnes, alors que nos villes sont surpeuplées ? Et qu’en est-il des conditions de travail dans la grande distribution et dans ses usines ? Pour des salaires de misère sous une pression permanente. La généralisation de nouvelles pathologies psychosomatiques est bien plus qu’un symptôme d’un dysfonctionnement de grande ampleur. Quelles sont les causes des diverses addictions génératrices de violence ? Pillage et gaspillage. Profits scandaleux. Décervelage.

C’est ainsi que, par analogie, nous pourrons considérer que nous voici, en ce début de xxie siècle, à la croisée des chemins avec le bon usage du mot en question ! à un carrefour « civilisationnel » ; soit la régression vers la barbarie (c’est déjà commencé), soit un redressement par le choix conscient et maîtrisée d’une nouvelle direction. Cette nouvelle direction ne peut concrètement se matérialiser que sous l’impulsion d’une culture forte, vivante et ouverte. Une culture ouverte sur le monde dans toute sa diversité mais riche des leçons et expériences passées et d’autant plus vivante qu’elle intégrera la nécessaire exigence de l’humain. L’humain tel que nous le connaissons ou croyons le connaître avec ses limites, ses insuffisances, sa part de ténèbres et sa lumineuse vérité. L’humain vers sa nécessaire évolution, sans pour autant dépendre de l’appareillage technologique mis à la portée de tous.

Une culture pour relier. Et déployer les potentialités humaines. Et qui doit revisiter et dépasser les meilleures réalisations de l’industrie du divertissement, ainsi que les dogmes religieux et les idéologies politiques en tant que prisons mentales. Une culture faite par tous et non pas par une élite dirigeante « éclairée » et « révolutionnaire ». « Faite par tous », cela implique un vrai processus de création collective. Avec concertation, communication, expérimentation. C’est ce qui pourrait raisonnablement et aussi passionnément se passer dans ce carrefour historique que nous ne devons pas manquer. Le carrefour historique ? C’est cette époque présente avec ses menaces et ses possibilités. Notre monde souffre d’un déficit existentiel aggravé, d’une perte de sens. D’une perte du sens de la vie, du sens de notre propre vie. Et pourtant nous croulons sans trop nous en rendre compte sous un gigantesque stock de connaissances de tous ordres et de tous niveaux. C’est le bon usage de ces connaissances disparates et cloisonnées qui nous manque. Les mots cognitif, cognition sont à la mode et pourtant restent des abstractions. Et, bien sûr, le temps réel nous manque avant tout. Le temps de vivre et de penser. Le temps et l’espace nous manquent. Espace mental et espace à vivre et à partager, à habiter. C’est d’abord par l’esprit critique qu’une bonne partie du grand travail peut être accomplie. Esprit et pensée critique hérités – mais pas seulement – de la prestigieuse époque des Lumières. Cependant, l’Imagination créatrice a, elle aussi, une très grande importance.

Il est donc besoin, en complément d’autres lieux institutionnels déjà existants, d’un lieu de parole. Un lieu de parole où, pour commencer, les personnes s’écoutent et se regardent peut-être comme pour la première fois. Mais ce lieu ne saurait se limiter à un « Café philo », aussi sympathique que soit cette formule. Il est nécessaire de disposer d’un espace pour accueillir une culture féconde, vivante et ouverte. Pour nous aider à habiter nous-mêmes le monde, la ville et le mouvement de notre propre vie. Nous voici à une époque où, malgré tant de turpitudes, bien des choses qui paraissaient impossibles ou irréalisables, il y a peu, le deviennent et ajoutent ainsi à notre peu de réalité une dimension nouvelle. Cela dépend de nous, de notre volonté et de notre lucidité pour l’élargissement d’une prise de conscience constructive.

Alors oui, on peut toujours rêver ! me dira-t-on. Je réponds que l’aberration, c’est l’implantation d’un énième Carrefour-Market dans le quartier Gambetta. Alors qu’il n’y a rien d’utopique à proposer (à titre expérimental, si l’on veut ) une Université libre et populaire de tous les savoirs, ouverte à toutes les bonnes volontés et à tous les âges. Et où, forcément, auraient leur place les diverses propositions d’activités associatives déjà émises, et tout à fait légitimes. Les deux mille mètres carrés dévolus au Carrefour-Market conviendraient à une mise en place de ce projet. Les compétences, les énergies indispensables peuvent être trouvées. Bien des énergies errantes et isolées se retrouveraient alors en synergie. Et la Mairie de Paris, ainsi que la Mairie du xxe, seraient bien inspirées de prendre en considération un tel concept. Et de le mettre en balance avec celui de Carrefour-Market. La puissance financière que représente ce dernier est finalement assez peu de chose en comparaison de la perte de confiance des populations concernées. (C’est la hantise des banquiers !) Donc, un espace réel, un vrai lieu de culture et de création qui, en bonne intelligence symbolique, prendrait, en quelque sorte, la succession de l’ancien Rectorat. L’ULPTLS pourrait cohabiter avec une « pépinière d’entreprises » en référence avec l’économie réelle, la démocratie locale et le renouveau des savoir-faire.

Sinon, tout cela se réalisera ailleurs, d’une manière ou d’une autre.

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